Un père Noël en Corrèze
Conte de Noël écrit pour le magazine Le P’tit Corrézien
Ce matin-là, quand Léon ouvrit les yeux, il ne se sentit pas dans son état normal. Tout son corps lui faisait mal et son nez le chatouillait furieusement. Il traîna au moins dix minutes dans son lit alors qu’une longue journée de labeur l’attendait.
Il savait bien que ses amis pensaient qu’il n’était qu’un vieillard paresseux qui ne faisait rien de ses journées. Mais il ne pouvait tout simplement pas leur dire qu’il était le seul individu sur Terre doté d’un CDD de quelques heures chaque 24 décembre. Il se devait de garder son identité secrète.
Il avait une mission à accomplir aujourd’hui, et pas des moindres !
Il finit par trouver le courage de s’extirper de la chaleur de sa couette et quitta sa chambre pour rejoindre sa femme, déjà affairée en cuisine.
Joëlle et lui vivaient depuis toujours dans ce petit chalet niché sur le plateau d’une montagne. Il riait sous cape quand il recevait les millions de lettres d’enfants au début de l’hiver et il se souvenait que lui aussi, plus jeune, pensait que le Père Noël habitait au Pôle Nord. Mais il s’était vite rendu compte, quand il avait endossé le manteau rouge, que vivre si loin de la civilisation n’aurait pas été pratique. Tout ce dont il avait besoin, c’était de l’espace pour installer ses nombreux hangars de stockage, ses ateliers de fabrication et les dortoirs qu’il avait fait construire pour ses petits ouvriers. Ils n’existaient pas au départ mais il avait jugé préférable d’offrir une solution de couchage à ses assistants, quand le rythme devenait frénétique à l’approche des fêtes. Pas question que l’un d’eux s’endorme au volant en rentrant !
Joëlle était en train de préparer ses fameux biscuits à la cannelle et la cuisine était sens dessus dessous. En temps normal, l’odeur des sablés tout chauds sortis du four aurait donné l’eau à la bouche à Léon. Mais ce matin, cela lui chatouillait les narines. Ça le grattait, ça le démangeait, ça le…
— Atchaaaaa ! éternua-t-il sans prévenir, faisant sursauter Joëlle par la même occasion.
— Léon, tu veux me donner une crise cardiaque ? A mon âge, ce n’est pas prudent de me faire des frayeurs pareilles !
— Tu n’es pas vieille… Enfin, pas tant que ça… la taquina Léon en s’approchant pour la prendre dans ses bras.
— Bas les pattes, si tu es malade, garde tes microbes pour toi, j’ai encore un million de choses à faire. Et tu devrais aller te recoucher pour prendre des forces pour ce soir !
Léon se laissa tomber lourdement sur une chaise en bois qui grinça sous son poids. Son médecin avait raison, il fallait qu’il fasse attention à ce qu’il mange et reprenne le sport. Sans cela, même la poussière d’étoile polaire ne suffirait plus à faire décoller le traîneau…
— Je ne peux pas aller dormir, il faut que je passe en revue les chargements pour cette nuit.
— Demande à Nicolas de le faire, suggéra sa femme. Il t’assiste depuis des années et il faudra bien, à un moment ou à un autre, qu’il se jette dans le grand bain.
Léon marmonna mais il savait que sa femme avait raison. Bientôt, il devrait passer les rênes, de l’entreprise et du traîneau, à son jeune assistant. Il se servit un café en silence, triste à l’idée que tout serait fini un jour et qu’il ne serait plus qu’un vieillard comme un autre. Mais quand il eut vidé sa tasse, il se secoua. Il ne servait à rien de s’apitoyer sur son sort maintenant, il n’avait pas de temps à perdre. Il se rendit à l’atelier pour transmettre les consignes à Nicolas et fila se recoucher après avoir avalé la tisane antigrippe que sa femme lui avait préparée. Avant de fermer les yeux, il espéra que tout se passerait pour le mieux cette nuit…
Au moment de monter dans le traîneau, à la tombée de la nuit, Léon se sentait à peine mieux. Son corps frissonnait, son nez coulait, sa gorge le grattait mais il s’était un peu reposé. Joëlle lui conseilla de passer le relais à Nicolas pour la nuit, mais il était hors de question qu’il ne fasse pas lui-même sa tournée de Noël ! Il était peut-être malade mais certainement pas mourant au point d’abandonner les enfants.
Il s’installa dans le traîneau, une couverture polaire rouge sur les genoux.
— Tout est paré, Léon, ne vous inquiétez pas, le rassura Nicolas. Les rennes sont prêts et les cadeaux sont chargés.
— Merci mon petit Nicolas, je ne sais pas ce que je ferais sans vous…
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas que je vienne avec vous ? s’inquiéta le jeune assistant.
Léon secoua la tête. Ce n’était pas un petit rhume qui l’empêcherait de faire briller les yeux des enfants.
Il ouvrit la sacoche en cuir accrochée à sa ceinture, prit une poignée de poussière d’étoile polaire et la projeta sur ses neuf rennes qui trépignaient d’impatience. Le nez de Rudolph s’alluma et le traîneau décolla du sol enneigé.
Léon prit les rênes et lança son attelage dans les airs. Bien vite, il ne vit plus Joëlle, Nicolas et les autres ouvriers qui lui faisaient de grands signes et lui souhaitaient bonne chance.
Comme s’il avait besoin de chance !
Grâce à sa journée de repos, les premières livraisons se passèrent à merveille. Il déposait les cadeaux par milliers, toujours satisfait du résultat, au pied des sapins richement décorés. Toutes ces couleurs et ces lumières lui donnaient la force de continuer et d’oublier sa goutte au nez.
Alors qu’il volait au-dessus d’un massif forestier dense, il sentit ses narines le titiller. Ah non, ce n’était pas le moment ! Il parvint à retenir son éternuement une fois, deux fois. Mais à la troisième, le souffle fut si violent qu’il déstabilisa le traîneau, éjectant au passage quelques cadeaux par-dessus bord.
— Rudolph ! cria Léon. On vire, à tribord toute !
Le jeune renne au nez rouge s’exécuta et fit plonger l’attelage. Léon n’était, certes, plus tout jeune mais il avait déjà dû récupérer des cadeaux à la volée. Il en avait même fait un jeu les premières années… Il se concentra pour ne pas perdre des yeux les paquets multicolores mais, au moment de les attraper, un nouvel éternuement chatouilla son nez.
Cette fois-ci, le vieil homme fit l’erreur de tirer sur les lanières de cuir qu’il tenait en main. Les rennes, perdus, partirent dans des directions opposées, faisant valdinguer le traîneau dans tous les sens. Quand Léon rouvrit les yeux, ils se dirigeaient tout droit sur d’immenses sapins et il sut d’emblée qu’il n’aurait pas le temps de rétablir la trajectoire. Il pria de toutes ses forces pour que personne ne soit blessé. Quand ils heurtèrent les sapins, l’attelage rebondit sur les branches et finit sa course une vingtaine de mètres plus bas. La neige amortit légèrement leur chute mais Léon entendit nettement un « crac » inquiétant.
Après s’être assuré que ses fidèles cervidés n’étaient pas blessés, il descendit du traîneau pour vérifier l’étendue des dégâts.
— Flûte de zut de crotte de biquette ! jura-t-il, habitué à ne jamais dire aucun gros mot.
Un des patins du traîneau s’était détaché de son essieu et la coque de bois était fendue. Impossible de continuer sa tournée avec un véhicule endommagé, il fallait qu’il répare ça au plus vite.
Mais quand il regarda sous le siège où se trouvait, normalement, la caisse à outils, il ne vit rien. Il pesta contre Nicolas qui avait dû oublier de la mettre en place et contre lui-même qui n’avait pas pensé à vérifier. Erreur de débutant, s’agaça-t-il. S’il avait été dans son état normal, rien de ceci ne serait arrivé…
Il se trouvait bien dans l’embarras pour continuer sa distribution de surprises. Il n’avait pas fait attention, quand il volait tout là-haut, s’il se trouvait loin des habitations. Il jeta un œil à la liste qu’il gardait précieusement dans la poche de son manteau. Selon toute vraisemblance, les prochains cadeaux qu’il devait livrer étaient destinés à des enfants habitant en France et, plus précisément, en Corrèze. Un coin auquel il n’avait jamais vraiment prêté attention lors de ses précédentes tournées… Mais, en regardant autour de lui, il trouva que l’endroit ressemblait fort à sa propre montagne. Les hauts sapins se dressaient fièrement, pointant leurs cimes enneigées vers le ciel.
Quand Léon leva les yeux, il se rendit compte qu’il distinguait parfaitement les étoiles et comprit qu’il était loin de la pollution lumineuse des grandes villes. Cela le rassura, il n’avait pas envie d’attirer l’attention sur lui en partant chercher de l’aide.
Il ne pouvait néanmoins pas se balader dans son costume rouge au vu et au su de tous. Il farfouilla à nouveau sous le siège du traîneau et en ressortit une tenue roulée en boule. En la dépliant, il se mit à rire :
— C’est bien ma veine ! Il gèle à pierre fendre et tout ce que j’ai pour me changer, c’est le vieux jogging que j’ai caché là pour faire croire à Joëlle que je l’avais perdu. Ça m’apprendra à vouloir échapper aux exercices conseillés par le médecin…
Il maugréa en se déshabillant dans le froid glacial et enfila rapidement la tenue de sport qui lui ceinturait le ventre. Il jeta la couverture polaire rouge sur ses épaules puis, après avoir attaché les rennes à un sapin, il se mit en marche.
Au bout de longues minutes à marcher dans la neige, Léon était essoufflé comme un bœuf. Il se promit à lui-même de se mettre au régime dès le 1er janvier et continua sa pénible avancée. Il commençait à douter de trouver la moindre demeure quand soudain, parvenu au sommet d’une pente, il aperçut, en contrebas, une petite maison nichée au cœur d’une clairière.
Il pria pour qu’elle soit habitée et fut soulagé quand il distingua de la lueur aux fenêtres et de la fumée qui s’échappait de la cheminée. Il accéléra le pas tant qu’il put et se lança à grandes enjambées dans la descente.
Léon grelottait quand il parvint devant la porte d’entrée. A travers la petite fenêtre, il vit une famille attablée devant son repas de fête et hésita à les déranger. Les enfants riaient aux éclats et leurs parents les regardaient, attendris, tandis qu’ils enfournaient des bouchées entières de dinde aux marrons. Le nez de Léon se mit à le chatouiller de nouveau et, quand il éternua, le bruit fit sursauter les enfants qui se retournèrent pour regarder par la fenêtre. Léon se sentit idiot à les observer de la sorte quand leurs regards se croisèrent.
Il fit demi-tour et tenta de s’éloigner mais la neige qui s’était mise à tomber le ralentissait. Une voix s’éleva dans son dos :
— Vous avez un problème ? demanda un homme, stoppant Léon dans sa fuite.
Il se retourna et vit le père de famille sous le porche de la maison, une lampe de poche à la main, éclairant en direction de Léon.
— Excusez-moi, je ne voulais pas vous déranger. Je m’en vais…
La porte s’ouvrit et la mère sortit à son tour, ses enfants cachés derrière ses jambes.
— Que se passe-t-il, Marius ? demanda-t-elle à son mari. Monsieur, vous avez besoin d’aide ? Que faites-vous en pleine nuit par ici ?
Léon bafouilla :
— Je suis… en panne.
— En panne ? s’étonna le père. Comment diable êtes-vous arrivé jusqu’ici par ce temps ?
— Finissez d’entrer et venez vous mettre au chaud, ordonna la mère. Vous allez attraper la mort si vous restez dehors !
Elle poussa la porte sous le regard noir de son mari qui ne semblait pas apprécier cette invitation. Léon hésita mais la vue du feu de cheminée dans le salon le décida. Après tout, cela ne règlerait pas son problème s’il restait à geler sur place ! Il lui fallait, avant toute chose, reprendre des forces !
Il remercia la femme et se faufila rapidement à l’intérieur.
— Je suis Louise, et voici mon mari Marius. Nos enfants, Jules et Léa. Dites bonjour, les enfants…
Un timide « bonjour » s’échappa de leurs lèvres.
— Et moi, c’est Léon.
Louise lui ôta la couverture des épaules et le dévisagea.
— Vous étiez parti faire un jogging en pleine nuit; dans la neige ? s’étonna-t-elle. Un 24 décembre ?
Son regard descendit jusqu’aux pieds de Léon qui n’avait pas pu changer de chaussures.
— En bottes ? ajouta-t-elle.
Léon sourit, mal à l’aise.
— C’est une longue histoire… bredouilla Léon.
— Asseyez-vous devant le feu, je vais vous servir un bol de soupe pour vous réchauffer, intima Louise qui fila en cuisine. Et ça fera du bien à votre rhume aussi !
Les enfants restèrent à côté de Léon et le scrutaient intensément. La plus jeune des deux, Léa, osa parler la première.
— On t’a déjà dit que tu ressemblais au Père Noël ? questionna-t-elle de sa petite voix.
Léon s’étouffa dans sa barbe et se redressa.
— On me l’a dit une fois ou deux… Mais c’est parce que j’ai un gros ventre, dit-il en tapotant sur sa ceinture.
— Et une grosse barbe blanche, répliqua Jules, sérieux.
— Mais je n’ai pas de costume rouge, comme vous le voyez, répondit Léon. Donc je ne peux pas être le Père Noël…
— Mais tu as les mêmes bottes que lui ! constata la fillette.
Gêné, Léon chercha une explication. Satisfait de son idée, il se pencha vers les enfants et leur murmura :
— Les ogres aussi ont un gros ventre, une barbe et des bottes de sept lieues…
La fillette ouvrit de grands yeux et posa une main sur sa bouche tandis que son frère ricana :
— Comme si les ogres, ça existait ! Sois pas bête, Léa…
Leur mère revint avec un bol de soupe fumante qu’elle tendit à Léon. Celui-ci ne se fit pas prier et y trempa les lèvres goulûment. C’était trop chaud et il se brûla un peu les lèvres et la langue, mais tant pis. Cela le réchauffait de l’intérieur et, à la dernière gorgée, il se sentait déjà mieux.
Quand il releva le nez de son bol, le père, Marius, était debout à côté de lui. Il était beaucoup plus sur la réserve que sa femme et n’avait pas encore dit un mot. Il se tenait, bras croisés sur la poitrine, et surplombait Léon de toute sa hauteur.
Il était temps de donner quelques explications. Mais Léon ne pouvait pas leur avouer la vérité. Il lui fallait trouver une histoire à raconter… D’ordinaire, il n’en manquait pas, mais là, il n’était pas à l’aise de mentir à cette famille qui lui avait offert l’hospitalité. Alors il décida de dire la « presque » vérité.
— Je passais, pas très loin de chez vous, pour me rendre chez des amis. Mais comme je suis un peu malade depuis ce matin, j’ai été pris d’un énorme éternuement qui m’a fait faire une embardée et mon véhicule a heurté un sapin…
— Tu pourrais aller voir avec monsieur, proposa Louise à son mari. Tu pourras peut-être le dépanner ?
— Louise, il fait nuit et il neige ! constata durement Marius.
— Oui, et c’est Noël, Marius ! Tout le monde devrait pouvoir passer Noël avec les siens, tu ne crois pas ? répliqua-t-elle sèchement.
Marius bougonna et finit par accepter d’aider Léon.
— Mais avant toute chose, vous allez manger un morceau rapidement avant d’affronter le froid, lui dit Louise en le guidant à table.
— Non, c’est gentil mais j’ai déjà abusé de votre gentillesse…
Mais Louise ne l’entendait pas de cette oreille.
— Allons donc, il reste de la dinde et des marrons pour quatre personnes au moins encore.
Elle lui servit une pleine assiette qu’elle posa devant lui.
Léon se mit à saliver quand l’odeur exquise lui chatouilla les narines. Il oublia ses velléités de régime et pria fort pour qu’un nouvel éternuement ne vienne pas gâcher ce moment.
Il piqua un premier morceau de dinde et l’enfourna dans sa bouche. C’était un pur délice, la viande était moelleuse, fondante et juteuse. Il se rendit compte qu’avec son travail un peu particulier, il n’avait jamais goûté de dinde aux marrons. Joëlle n’en faisait pas puisqu’ils ne réveillonnaient jamais ensemble et il passait en général le 25 à dormir. Il se promit d’en parler à sa femme dès son retour pour lui suggérer de tester cette formidable recette.
Une fois son assiette vidée, il ne put résister à l’envie de se lécher les lèvres avec gourmandise, ce qui fit rire les enfants qui l’avaient scruté pendant sa dégustation. Ce n’est qu’à ce moment-là que Léon remarqua le minuscule sapin, presque caché dans un coin de la pièce. Il ne comportait que quelques boules, une guirlande et pas de lumière clignotante. A son sommet, la petite étoile était faite de branches de romarin nouées de rubans blancs.
Léon essuya sa barbe avec sa serviette qu’il reposa sur la table et demanda :
— Et au fait, les enfants, qu’avez-vous demandé à mon ami le Père Noël ?
Léa et Jules se dévisagèrent, penauds. Jules parla le premier :
— Rien… marmonna le petit en haussant les épaules. De toute façon, c’est comme aux anniversaires, on n’a jamais ce qu’on demande. Papa dit que le Père Noël ne peut pas faire de cadeaux à tout le monde, qu’il doit faire des choix…
Léon jeta un regard en coin aux parents. Marius détourna les yeux et Louise lui adressa un sourire contrit.
— Mais vous avez toujours un festin sur la table, fit remarquer leur père. Et votre mère est la meilleure cuisinière du monde !
Léon approuva :
— Je confirme, c’était l’un des meilleurs repas que je n’ai jamais mangé.
Il ajouta avec un clin d’œil :
— Mais ne dites rien à ma femme, sinon elle va me faire passer un sale quart d’heure !
Les enfants se mirent à rire et demandèrent la permission de quitter la table pour aller jouer au salon. Léon les regarda s’installer autour d’un plateau de jeux de société, rafistolé avec du ruban adhésif.
— L’entreprise de menuiserie où travaillait Marius a dû licencier pas mal de monde, il y a quelques mois, expliqua Louise.
Léon hocha la tête d’un air grave.
— Pas la peine d’étaler nos problèmes devant un inconnu, Louise, lâcha Marius en se levant de sa chaise. Ça ne regarde pas monsieur et je ne vois pas ce qu’il pourrait y faire de toute façon ! On ferait mieux d’aller réparer cette voiture, si vous voulez arriver avant la nouvelle année chez vos amis…
Il ouvrit la porte d’un placard et attrapa une grosse veste imperméable.
— Je vais aller chercher le cric et de quoi tracter votre voiture, on devrait s’en sortir avec ça… expliqua Marius.
— Eh bien… commenta Léon. C’est-à-dire que…
Il se tortillait sur sa chaise, cherchant à expliquer le cœur du problème, sans trop en dire.
— Ce n’est pas vraiment une voiture, souffla-t-il. Il s’agirait plutôt…
Il chercha ses mots un moment avant de lâcher :
— D’une sorte de calèche. Oui, c’est ça, une calèche ! J’ai cassé une fixation en bois au niveau d’une roue.
Marius dévisagea Léon d’un air suspicieux. Le vieil homme se moquait-il de lui ? Qui se déplaçait en calèche à notre époque ?
Les enfants, eux, exultaient.
— On peut venir, on peut venir ? On pourrait amener du foin aux chevaux ! criaient-ils en chœur. Pour leur faire un repas de fête à eux aussi !
Louise tenta de les tempérer mais rien n’y fit et il fut décidé que toute la famille accompagnerait Léon jusqu’à sa « calèche ».
Emmitouflés dans de chauds manteaux et chaussés de bottes fourrées, tous se mirent en marche, guidés par Léon et accompagnés des chants de Noël entonnés à tue-tête par Léa et Jules. Fort heureusement, la neige avait cessé de tomber ce qui facilita leur trajet.
Enroulé dans sa couverture polaire rouge, Léon cherchait comment se sortir de ce mauvais pas car si son histoire de calèche pouvait tenir la route, elle ne tiendrait pas longtemps quand ses bons samaritains verraient le traîneau. Il allait bien être obligé de leur dire la vérité… Au moins pendant quelques minutes.
Parvenus sur le plateau où Léon avait atterri, au détour d’un sapin, la famille aperçut l’attelage composé des neuf rennes et du traîneau de bois peint en rouge. Il avait encore fière allure malgré son patin à moitié brisé. Les enfants s’immobilisèrent et se collèrent tout contre leurs parents qui étaient eux-même bouche bée.
Leurs regards allèrent du traîneau à Léon aux rennes et de nouveau à Léon. Léa fut la première à oser poser la question qui leur brûlait les lèvres.
— Alors tu es… commença-t-elle avant de reprendre son souffle. C’est toi le Père Noël ?
Léon avait beau chercher une échappatoire, il n’y en avait pas. Il acquiesça et tendit le bras vers son véhicule hors du commun.
— C’est une catastrophe, je suis bloqué ici parce que mon traîneau ne peut pas voler tant que le patin n’est pas fixé à la coque.
— Même avec les rennes ? demanda Jules, curieux.
— Les rennes ne suffisent pas. Il faut un traîneau en parfait état, l’attelage et …
Il hésita à révéler son petit secret.
— Et quoi ? demanda Louise les yeux ébahis.
— Et la poussière d’étoile polaire. C’est elle qui détient la magie de toute cette nuit. Elle fait voler le traîneau, passer les cadeaux dans les cheminées…
Il s’arrêta là. Il ne pouvait pas trop en dire non plus. Sinon, la magie ne fonctionnerait plus.
Marius posa sa caisse à outils au sol et commença à étudier la partie cassée du traîneau. Ce n’était pas une réparation bien compliquée, il n’en aurait pas pour très longtemps. Jules et Léa demandèrent la permission de nourrir et caresser les rennes. Léon acquiesça et entreprit de les leur présenter :
— En tête, vous avez…
— Rudolph ! crièrent les enfants.
Une voix répondit :
— Evidemment, c’est toujours le même qui fait sa star… Ce n’est pas le seul à faire jaillir la lumière, hein !
Léa et Jules sursautèrent et découvrirent un renne un peu boudeur.
— Ne faites pas attention, les enfants, Eclair est un peu jalouse. Elle aimerait bien qu’on l’admire autant que son petit camarade au nez rouge.
— Il faut bien avouer, Père Noël, que personne ne nous connaît vraiment, reprit un autre renne.
— Eh bien, réparons cet outrage ! s’exclama Léon en entamant les présentations. Après Rudolph, vous avez la belle Tornade accompagnée de Tonnerre, parmi les plus rapides et puissants rennes qui existent. Juste derrière, je vous présente la puissante Furie et son magnifique compagnon Fringant. Ensuite, notre duo de mâles, Comète et Cupidon, qui répandent le bonheur et l’amour. Et pour finir, Éclair, que vous avez déjà rencontrée, et sa sœur, Danseuse.
Les enfants regardaient, émerveillés, les rennes faire des courbettes avec leur tête pour les saluer à l’appel de leur nom.
— Serait-il possible de goûter à ce foin bien gras que vous avez dans vos mains ? demanda Comète, une goutte de salive au bord des babines. Nicolas a oublié de nous nourrir avant de partir…
Léon pesta encore une fois contre son apprenti. Décidément, il aurait encore besoin de quelques années pour appréhender le métier !
Jules et Léa attendirent le feu vert de Léon et distribuèrent les poignées d’herbe séchée à chacun des rennes. Quand ils eurent fini, Marius leur indiqua qu’il avait terminé sa réparation.
Léon s’approcha et admira le travail :
— C’est fantastique, Marius ! On dirait qu’il est neuf… Vous avez vraiment de l’or au bout des doigts !
Léa tira sur la couverture polaire que le vieil homme portait toujours sur ses épaules.
— Eh, dis, Père Noël, tu pourrais peut-être embaucher Papa à ton atelier ! Il pourrait être ton réparateur officiel pour le traîneau.
Sa mère la rabroua gentiment et lui rappela que ce n’était pas poli de s’imposer de la sorte.
— Ce n’est rien… reprit Léon. Cependant, je ne pourrais pas prendre ton papa à l’atelier, ma petite Léa. J’habite bien trop loin et tu ne le verrais plus tous les jours…
Léa fit un « ah » déçu et se tut, le regard planté vers le sol.
Il y eut un petit moment de silence et chacun ne sut comment conclure cette soirée hors du commun.
Léon se pencha dans son traîneau pour en ressortir son manteau et son pantalon de velours rouge. Il posa sa couverture polaire sur une branche de sapin et commença à revêtir son habit de travail.
Jules ouvrit la bouche et la referma aussitôt. Il aurait aimé demander au Père Noël s’il n’y avait pas, dans son traîneau, un cadeau pour lui et pour Léa, mais il n’osa pas. Après tout, ils n’avaient rien demandé, pourquoi y aurait-il quelque chose pour eux qui n’avaient jamais rien ?
Léon le dévisagea longuement, sans parler, puis se tourna vers les parents.
— Je vous serai infiniment reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi. Grâce à vous, la magie de Noël va pouvoir continuer. Pour cette nuit, au moins ! rit-il, un peu triste car il n’aimait pas les “au revoir ».
Léon monta dans son traîneau et plongea la main dans sa bourse de cuir. Il prit une grosse poignée de poussière d’étoile polaire, la jeta à la volée au-dessus de son attelage qui se mit à scintiller. Le traîneau décolla légèrement du sol tandis que Léon faisait un signe de la main à ses amis d’un soir.
— Joyeux Noël à tous… lança-t-il d’une voix forte. Et n’oubliez pas de rêver, les enfants. Les miracles existent, vous en avez eu la preuve ce soir.
Il leur fit signe d’approcher un peu plus près et, après avoir pris une nouvelle poignée de poussière magique, la souffla en direction de Marius, Louise, Jules et Léa. La famille se frotta les yeux quelques instants et, quand ils les rouvrirent, Léon avait pris de l’altitude et disparu dans le ciel.
Mais, étant donné que la magie de la poussière d’étoile polaire avait effacé leurs souvenirs, ils n’eurent pas l’idée de lever les yeux pour savoir où était passé le Père Noël.
Quelque chose, accroché à une branche, attira l’attention de la petite Léa. Elle s’approcha et demanda à ses parents en leur montrant le tissu rouge :
— Qui peut bien avoir oublié une couverture par ici ?
Comme personne n’avait la réponse ni la moindre idée de ce qu’ils faisaient tous là, Marius invita sa famille à rentrer à la maison pour manger la bûche.
En chemin, ils ne remarquèrent pas que Léon les suivait, tout là-haut. Au-dessus de la maison, Léon s’adressa à ses rennes :
— Les amis, on va récompenser cette famille comme il se doit.
Les rennes cognèrent leurs bois les uns contre les autres pour signifier leur accord.
Léon farfouilla dans sa hotte à la recherche des cadeaux que ses petits ouvriers lutins fabriquaient toujours en plus. Pour les enfants qui n’osaient plus rêver. Qui ne croyaient plus aux miracles. Qui méritaient de retrouver un peu de la magie de Noël…
Léon expédia deux cadeaux par la cheminée, saupoudrés de poussière d’étoile polaire pour qu’ils se matérialisent au pied du sapin sans prendre feu.
— Comète, je compte sur toi maintenant ! héla Léon avec un signe de tête.
Le jeune mâle secoua ses bois qui se mirent à tinter comme des grelots. Un tintement de clochette annonciateur de bonheur…
Puis Léon attendit.
Quand la famille arriva devant la petite maison, Léa en tête, couverture polaire sur les épaules, des cris de joie éclatèrent quand les enfants aperçurent les cadeaux au pied du sapin. Marius et Louise les rejoignirent à l’intérieur et s’émerveillèrent à leur tour. Comment cela était-il possible ?
Le téléphone sonna et Marius n’en crut pas ses oreilles. Son patron venait de lui proposer de revenir travailler dès la semaine prochaine… Deux miracles de Noël dans la même soirée, c’était trop d’émotions. Le père prit sa femme dans ses bras et appela ses enfants pour un câlin collectif.
Au-dessus des sapins, Léon observait la scène d’un air satisfait. Et il se dit qu’une fois qu’il serait à la retraite, ce petit bout de terre serait son coin de paradis où il pourrait venir couler des jours heureux avec sa femme. Il sourit à cette idée et signifia à ses rennes qu’il était temps de partir :
— Beau boulot les amis… Et maintenant, en route, nous avons du pain sur la planche !
Et le traîneau rouge s’élança à travers les airs, au-dessus des sapins corréziens, en route vers d’autres contrées et d’autres enfants à gâter.