Blog,  Écriture créative

Première fois

Cette nouvelle a été rédigée dans le cadre de la Masterclass Bernard Werber de The Artist Academy

Exercice de la balle de tennis jaune

Jeanne n’en pouvait plus d’attendre. Cela fait presque une heure qu’elle était là, et il restait au moins dix personnes avant elle. Cette attente la rendait anxieuse. C’était la première fois qu’elle faisait ça. 

Elle savait, en principe, comment les choses allaient se passer, quelques amis plus âgés lui avaient raconté. Avaient tenté de la rassurer. Que ça ne faisait pas mal. Qu’il fallait le faire, de toute façon. Mais maintenant qu’elle était là, elle n’était plus très sûre. 

Elle repensa à tout le temps qu’il lui avait fallu pour se préparer ce matin. Elle ne savait pas trop ce qu’il fallait mettre dans de telles circonstances. Devait-elle mettre un pantalon ? N’allait-elle pas se sentir mal à l’aise dans cette tenue ? La chaleur ambiante, qui régnait depuis plusieurs semaines, l’incita à prendre une robe sans manches. 

Le mercure n’était pas redescendu en dessous des trente degrés depuis maintenant cinquante-cinq jours consécutifs. Elle savait, pour avoir entendu son grand-père lui raconter l’histoire maintes et maintes fois quand elle était enfant, que c’était un mauvais présage. Pépé Lou n’arrêtait pas de dire, tel un prophète ayant reçu un message divin, que le jour où le feu embraserait le ciel pendant deux lunes d’affilée, l’apocalypse déferlerait sur la terre. Il ne restait qu’une journée. Demain, si Pépé Lou avait raison — et c’était souvent le cas — tout basculerait. Tout serait différent. 

Et cela augmentait la peur que Jeanne éprouvait aujourd’hui. A un jour près, tout aurait pu être différent. 

Jeanne scruta la pièce dans laquelle ils se trouvaient. Elle formait un long couloir dont les murs peints en rouge renforçaient l’impression de malaise, d’oppression. Au bout, un rideau, rouge lui aussi, laissait deviner que l’essentiel se passait ailleurs. 

Jeanne n’aimait plus que le blanc, maintenant. Petite, elle aimait les couleurs chaudes, avec une passion plus particulière pour le rouge qu’elle avait choisi pour sa tapisserie. Mais depuis que cette couleur était signe de mort invisible, celle qui se tapit dans l’air vicié, elle ne pouvait plus la supporter. Elle avait demandé à son père de repeindre les murs de sa chambre mais il avait refusé. Il avait bien d’autres chats à fouetter. Il cumulait quatre emplois pour faire vivre Jeanne et ses deux jeunes frères, ne dormait que quatre heures par nuit et ne mangeait qu’une fois par jour. Il ne se plaignait pas, il n’avait simplement pas le choix. 

Jeanne non plus, et c’est pour ça qu’elle en était là. Elle n’aimait pas voir son père ainsi. Maintenant qu’elle était adulte, il fallait qu’elle donne de sa personne et fasse de son mieux pour l’aider, comme il l’avait toujours fait pour sa famille. 

Au bout de la file, Jeanne remarqua une autre jeune fille qui semblait avoir le même âge qu’elle. Pourtant, elle souriait à l’homme qui se tenait en face d’elle. Elle ne semblait pas inquiète. Jeanne la vit lui tendre un petit bout de papier. L’homme le regarda et acquiesça avant de lui faire signe de le suivre derrière un rideau. Jeanne déglutit. Elle sentait la boule dans son ventre grossir et remonter dans sa gorge. 

Et si elle n’y arrivait pas ? Tout le monde allait se moquer d’elle, c’était certain. Il faut dire que dans sa bande, ils y étaient tous passés au moins une fois. Parfois plusieurs même pour ceux qui avaient un peu d’avance. Même Madeleine l’avait fait. Pourtant, Jeanne ne connaissait pas plus peureuse que son amie d’enfance. Elle l’avait vu défaillir, un jour, devant la petite aiguille à coudre que sa mère avait sortie pour lui ôter une écharde qu’elle s’était plantée dans le pouce. 

La file avança et Jeanne gagne deux places d’un coup. Elle pencha la tête pour voir ce qui s’était passé. Un homme maigre remontait en sa direction. Il devait avoir au moins soixante-dix ans, marchait le dos voûté et s’appuyait sur une canne. Arrivé sa hauteur, il jeta un regard à Jeanne qui lui rendit un sourire timide. Il s’arrêta à côté d’elle et lui murmura sur le ton de la confession : 

— Et voilà, c’est fini. Ils ne veulent plus de moi, maintenant que je n’ai plus que la peau sur les os. Mais vous, vous êtes bien replète de partout, ça va leur plaire. 

Son regard pervers parcourut le corps de Jeanne qui se sentit souillée par tant de lubricité. Elle croisa ses bras devant sa poitrine, serrant plus fort son sac à main contre elle pour cacher son ventre. Le vieil homme ricana et prit la direction de la sortie. 

Jeanne aurait voulu prendre ses jambes à son cou, rentrer chez elle et se cacher sous la couette, comme quand elle était petite fille. Mais voilà. Elle n’était plus une petite fille. Elle avait eu dix-huit ans hier, et il était temps de passer aux choses sérieuses. 

Elle hasarda un œil sur le côté. Il ne restait que cinq personnes maintenant. Tous avaient le nez collé à leur smartphone, sans doute en train de s’enquérir des dernières catastrophes ou guerres mondiales qui faisaient rage. Jeanne avait arrêté d’écouter les informations. De toute façon, il n’y avait jamais de bonnes nouvelles. S’il y en avait, elle ne serait pas là aujourd’hui. 

Tous étaient là pour la même raison. Donner ce qu’ils avaient de plus précieux. Pas donner. Vendre. Le don était devenu un luxe que personne ne pouvait plus se permettre. 

Un cri retentit dans toute la salle. 

Un hurlement presque, qui venait de derrière le rideau. 

— Non, arrêtez, j’ai changé d’avis finalement, laissez-moi partir ! braillait une voix féminine. Je ne veux plus, reculez, n’approchez pas de moi avec votre dard de prédateur ! 

Jeanne frissonna. La jeune fille semblait réellement terrorisée. 

Une voix rauque s’éleva et résonna fort : 

— Vous avez vu les panneaux en entrant, une fois que vous avez signé, on ne fait plus machine arrière. Je n’ai pas de temps à perdre avec des écervelées qui viennent faire leurs malines. 

A ces mots, un jeune homme qui se trouvait deux places avant Jeanne fit demi-tour et partit en gardant les yeux au sol. Jeanne reconnut Timothée, qui allait au lycée avec elle. Avant. 

Jeanne lui barra le chemin : 

— Hey, Tim, est-ce que ça va ? demanda-t-elle, inquiète. 

Timothée leva des yeux pleins de larmes vers elle. Des yeux qui semblaient supplier de l’aider : 

— Jeanne, ne reste pas là, viens on rentre. 

Jeanne secoua la tête : 

— Je ne peux pas, j’ai besoin de cet argent pour mon père, Tim. 

— Moi aussi, ma mère est malade, elle n’a plus assez pour se payer ses médicaments. Mais c’est au-dessus de mes forces, je l’ai déjà fait une fois, ça ne s’est pas bien passé. Je n’ai pas la force de recommencer… 

Il posa la main sur l’épaule de Jeanne et lui souffla : 

— Sois courageuse, c’est très beau ce que tu fais pour ton père. A bientôt… 

Et il fila sans attendre de réponse. 

Jeanne repensa à ses mots. Ce n’était pas “très courageux”. C’était nécessaire. Indispensable. Elle seule pouvait aider sa famille. Ses frères étaient encore trop jeunes. Jules et Jim n’avaient que douze ans, ils ne tiendraient pas le coup. 

Et ce n’était pas légal. 

Jeanne savait que certains arrivaient à tricher, son ami Paul se vantait d’être venu là, le jour de ses quinze ans avec de faux papiers. Mais à son âge, après dix ans de pratique intensive de sports de combat, il avait une carrure qui lui donnait facilement quatre ou cinq ans de plus. Pour lui, ça n’avait dû être qu’une formalité. 

Jeanne savait qu’il s’était engagé dans l’armée maintenant. Il avait signé le jour de son dix-huitième anniversaire. Il voulait en faire plus que ce qu’il se passait ici. Il voulait aller au cœur de l’action. Au milieu des autres hommes et femmes qui se battaient pour protéger ce qui restait de l’humanité. 

Ici aussi, Jeanne ferait sa part. C’était peu, mais c’était tout ce qu’il lui restait. Elle espérait juste qu’elle aurait le droit d’entrer. Il n’y avait pas que l’âge qui comptait. 

Elle pensa alors à Pépé Lou qui, de là haut, devait la surveiller, comme il lui avait promis de le faire avant de les quitter. Il était parti vite. En trois semaines à peine. 

La toux avait commencé un dimanche, Jeanne s’en rappelait comme si c’était hier. C’était la veille de sa rentrée en seconde. Pépé Lou avait fermé ses yeux le lendemain du bombardement qui avait détruit le lycée. Depuis, Jeanne avait décidé de continuer à apprendre, seule, de chez elle. Elle instruisait également ses frères pendant que leur père se tuait à la tâche pour ramener à manger chaque jour. 

Un raclement de gorge ramena Jeanne à la réalité. C’était son tour. Un homme d’une cinquantaine d’années lui tendit la main : 

— Papiers, réclama-t-il d’une voix monocorde et lasse. 

Ses traits étaient tirés, il semblait usé. Comme si ce qu’il faisait là toute la journée le vidait de sa substance. 

Jeanne fouilla dans son sac à main et lui tendit sa carte d’identification. Un simple bout de papier plastifié qui allait déterminer si elle passait le premier test. 

L’homme hocha la tête puis lui fit signe de passer derrière lui. Juste à côté du rideau. 

Elle y était presque. 

Elle remarqua alors le deuxième rite de passage qu’il lui fallait réussir si elle voulait être acceptée. 

Elle monta sur la balance et attendit le verdict. 

L’homme se pencha par-dessus son épaule pour regarder les chiffres indiqués sur le cadran. 

— 55 kilos. Parfait. Vous pouvez y aller. 

Jeanne déglutit difficilement. Elle oscillait entre soulagement et angoisse. Elle prit une grande inspiration, remercia l’homme et poussa le rideau rouge d’une main. 

Derrière, une succession de lits installés directement dans le couloir. On l’avait prévenue, maintenant, ils n’avaient plus le luxe de les mettre chacun dans un box séparé comme c’était le cas avant. Maintenant, tout l’espace était réquisitionné. 

Jeanne ne se laissa pas démonter pour autant. Elle n’avait pas fait tout ce chemin pour rien. Il fallait qu’elle aille jusqu’au bout. Quoi qu’il lui en coûte. 

Elle pensa à son père, à ses frères, à Pépé Lou. Pour eux, elle allait devoir affronter sa plus grande peur. Elle allait devoir accepter qu’on entre dans son intimité. Qu’on pénètre son corps. Alors, elle le savait, le rouge jaillirait. 

Chaud et épais. 

Ce rouge-là ne serait pas signe de mort invisible. 

Il serait signe de la vie qui se propage. 

Une femme s’approcha de Jeanne et lui sourit : 

— Bienvenue à la banque du sang. C’est votre première fois ?

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